Il y a quelques mois, une image de bateau démesuré, effilé comme un brise-arbre traçant/cassant son chemin dans les cimes, a pop-upé à la face de mon écran et est restée collée dans les replis de mon ordinateur. C’était une pétition. Avec quelques mois de retard, j’ai envie de faire péter la chronologie (au point où en sont mes chroniques personne ne s’y perdra) et de vous parler de cette image contre-nature.
Il y a un peu plus d’un an nous étions là, quelque part sous le bateau, au raz de l’eau, emmitouflés dans les arbres. Et c’est une des parties du voyage qui m’a emportée. Pour sa lenteur hypnotique, pour ses contours sauvages, pour les références que j’y épinglais sans doute aussi. J’étais sur la barque d’Aguirre, sur la pirogue de Tintin et l’oreille cassée et sur le bateau d’Apocalypse Now, la guerre en moins. Le fleuve roule, puissant dans son mouvement qui ne se suspend pas. La végétation dégouline des cimes vers l’eau sans parvenir à s’emparer de cette césure liquide qui la traverse de part en part. Les éléments se livrent à une lutte silencieuse et asseyent leur omnipotence. Et nous glissions, infimes.
Le Rio San Juan c’est un fil d’eau qui relie le sud du Lac Nicaragua à l’Océan Atlantique. Une frontière dans l’ordre du naturel. Au nord du fil, le Nicaragua, au sud, Le Costa Rica. Au Nord c’est une forêt tricotée serré, comme nos forêts devaient l’être en Europe avant le Moyen-Age, avant l’Empire romain, hace mucho tiempo. C’est la réserve naturelle Indio Maiz, 4500 km2 de singes hurleurs, de crocodiles paresseux, de lianes encrouées, de broussailles d’insectes, d’un enchevêtrement de faune et de flore repues d’humidité. On la dit « perle » tant son luxe crève les yeux et s’accroche à la peau.
Au sud de la frontera, le Costa Rica, aux berges déjà plus dépouillées, avec des esquisses de pistes rougeoyantes sur les bords. Les bulls du défrichement sont passés par là. Les Chinois aussi semble-t-il. Les gens nous parlent d’un contrat routier pour relier les villages jusque-là accessibles par bateau seulement. Un contrat chinois qui a entamé un travail épisodique et désordonné.
Nous ne sommes pas vraiment entrés dans la forêt. Nous l’avons effleurée en descendant le long de sa veine principale : le Rio San Juan. Le fleuve était en décrue, les bateaux à fond plat se faufilaient au ralenti jusqu’à l’océan. Peur de toucher le fond. Moteurs bridés. Moins de turbine dans les oreilles et de diesel dans l’air. Nous passons d’une rive à l’autre, d’un poste frontière militarisé à l’autre en nous livrant à une pantomime surréaliste : nous remettons les gilets de sauvetage aux abords de chaque guet, nous les enlevons dès le méandre suivant passé. Il y a neuf contrôles gilets rouges à moitié noués au torse et sourires en poche, juste le temps de résister à un coup d’oeil rapide aux passagers et à la vérification de nos papiers de gringos. Une fois l’inspection passée, les rires reviennent en couleur de fond, les gilets retournent s’arrimer au-dessus des têtes et sous les sièges. La pantomime devient rituel à chaque signal du chef de bord.
Au bout d’un roulis de neuf heures, la veine du Rio se désagrège, s’éclate en 100 veinules. La forêt s’effeuille et se mue en marécage. L’air s’alanguit, se charge de sel. La Mer des Antilles est à bout d’estuaire. Là, dans ce marais vert marbré d’eau brune, fiché comme une épine, un dragueur bouffé par la rouille perce le ciel, l’eau et la terre. Le bateau comme étonné, rampe au pied du géant de fer et passe son chemin sur la pointe des orteils. Il y a comme un blasphème anachronique dans cette apparition. Un malaise. La sensation d’un corps étranger, d’une écharde douloureuse. Et pourtant, rien ne va à l’encontre du temps puisque l’engin est là depuis plus d’un siècle et demi, quand le projet du canal de Panama faisait la course avec celui du Nicaragua. Et pourtant rien ne semble impie puisqu’Ortega réveille sous cape le projet avorté au XIXème siècle.
Le creusement d’un canal entre les deux Océans, c’est un rêve qui pue la naphtaline. On aurait dû le jeter et on n’a fait que le classer. Partir de San Juan del Norte, draguer le Rio, traverser le Lac Nicaragua et terminer les derniers kilomètres au marteau pique pour trouer un canal artificiel. Tout cela à renfort d’écluses. Vers 1850, le projet s’est amorcé puis, pris dans les pressions internationales, il a été abandonné. Le dragueur aussi. C’est Panama qui avec 34 ans et 6300 ouvriers morts réalisera la jonction.
Mais voilà, un siècle plus tard, le canal de Panama s’essouffle. Et le rêve nicaraguayen sort de ses boules anti-mites, presqu’intact. Le gouvernement pense juste à le forer un peu plus haut, à partir de Bluefields, peut-être parce que là il y a déjà un port. Enfin un port… un endroit où quelques bateaux de pêche rouges corrodés viennent reposer leur décrépitude. Le gouvernement a confié le chantier à une entreprise chinoise obscure, cédant pour 50 ans renouvelables tous ses droits autour du canal, sans tracé clair, sans échéance, sans fiabilité de financement. Le gouvernement avance que le PIB va doubler, que ça va créer de l’emploi, amener des marchés dans un des pays les plus pauvres d’Amérique latine.
Vous dire que ce projet c’est le saccage d’une des plus grande réserve naturelle qui était censée être protégée, le déplacement de 30 000 personnes dont des indigènes Ramas pour lesquels la forêt est la vie, la salinisation du plus grand lac d’eau douce du pays utilisé au quotidien par la population qui vit autour, le massacre de la faune aquatique, l’assèchement des petites rivières, la pollution par industrialisation, la fuite du tourisme naissant, … et que rien n’est étudié pour réduire l’impact. Vous dire que le pays va sans doute vers un étranglement économique en signant ce traité flou et irrespectueux alors que le Canal de Panama commence des travaux de modernisation dont l’échéance est prévue pour 2017, soit 3 ans avant la fin imaginée par le gouvernement du Nicaragua pour son chantier.
C’est là au Nicaragua, mais c’est aussi ailleurs, des pétitions pour les forêts du globe il y en a à signer tout le temps. Je les signe, je les signe, je les signe… Parce que je veux croire qu’un développement est possible sans ces ravages.